Chronique MacWorld - octobre 1996 - Daniel Ichbiah
Des millions de francs sont dépensés chaque jour en recherche pure, et il en est sans doute bien ainsi. Pourtant, il est difficile de ne pas ressentir un certain étonnement lorsque des sommes gigantesques sont investies dans des disciplines qui à terme ne pourraient avoir comme conséquence que davantage de chômage. Le secteur des Humains Virtuels est l’un d’entre eux. Cette discipline, qui a eu droit à sa première conférence l’été dernier à Los Angeles vise à créer des êtres numériques capables de planifier et exécuter des tâches de leur propre initiative, à l’intérieur de mondes artificiels. L’élément clé étant bel et bien l’autogestion totale de leur propre existence, sans aucune intervention externe.
Professeur à l’EPFL de Lausanne, Daniel Thalman envisage la création d’un « jardin virtuel » dans lequel une vingtaine de clones numériques évolueront de concert et entreprendront des activités autonomes. Il semble assuré de ce que l’observation de ces créatures sera édifiante. Mais ses éminents travaux dépassent le simple cadre de l’expérimentation. L’une de ses créations, développée en collaboration avec son épouse qui officie à l’Université de Genève, s’appelle Marilyn et représente le fruit de seize années de travaux. Le couple Thalman envisage une belle carrière pour ce sosie électronique de l’actrice la plus mythique du siècle. L’heure est venue où Marilyn va pouvoir être commercialisée. Cette réplique de la star de Certains l’aiment chaud a déjà été mise à contribution pour animer des événements marketing. De l’autre côté de l’Atlantique, dans l’université de Pennsylvannie, le professeur Norman Badler a pareillement « élevé » un humain virtuel pendant plus de dix ans. Baptisé Jack, il a déjà été utilisé dans des tests d’automobiles simulées en image de synthèse et serait suffisamment développé pour qu’il soit possible de le louer.
Fort bien. Mais à quoi pourront bien servir ces automates en image de synthèse ? On nous assure qu’ils pourraient servir à tester les réactions et déplacements du public lors de grands événements sportifs ou encore les réactions de soldats dans un contexte guerrier. Les humains virtuels créés par la société Boston Dynamic sur la demande de la Marine américaine devraient servir à apprécier le comportement potentiel de troupes face à diverses populations hostiles. D’autres humains virtuels simuleront des danseurs, des marcheurs ou des équipes de football. Et Hollywood ne désespère pas de leur faire appel pour disposer des figurants à moindres frais, par exemple des foules.
Tout cela est bien beau, mais l’on ne peut s’empêcher de soulever certaines questions. Le monde simulé sur les écrans, si passionnant soit-il, n’est qu’une illusion savante et l’on peine à croire que des programmes animés par l’Intelligence Articielle puisse réellement simuler la palette de comportements quasi illimitée d’un groupe d’individus face à une situation imprévue et complexe. Mais ce qui gêne le plus est la finalité. Les humains véritables sont fort nombreux sur cette planète. Il n’existe pas véritablement de pénurie à l’horizon qui oblige à constituer des « produits de substitution ». N’est-il pas socialement préférable et intellectuellement plus enrichissant de puiser dans cet immense réserve pour effectuer une danse, un jeu d’acteur ou même une simulation de combat ? Et pour poser le problème de manière plus direct, faudrait-il interdire l’usage de Marilyn et Jack dès lors que l’on peut affirmer qu’il eut été possible d’employer une femme ou un homme à la place ?
Les organisateurs de la conférence sur les Humains Virtuels étaient conscients que de telles questions risqueraient d’être soulevées. Ils se sont donc empressés de trouver une justification incontournable à l’existence de ces ces créatures conçues dans le C++ ou le Visual Basic. Dixit Sandra Helsel : « Une demi-douzaine de communautés virtuelles sont en train de voir le jour sur Internet. Il est clair qu’il faudra les peupler avec des gens virtuels ». Et de poursuivre en expliquant que ceux-ci s’acquitteront de toutes les tâches ingrates de telles sociétés comme par exemple, tenir l’administration des maisons disponibles, vérifier que les avions et automobiles virtuels fonctionnent correctement ( !), servir de guides pour les visites historiques ou encore de mannequins pour les défilés.
On croit rêver. Ainsi donc, toutes ces années de développement et de recherche sur des semblants d’êtres vivants serviraient avant tout à alimenter des fantaisies graphiques et informatiques. Mais, qu’est-ce qui pousse les gens à fréquenter des communautés virtuelles sinon le désir de communiquer avec leurs semblables et de partager une expérience avec un être vivant ? L’intelligence artificielle est minimale dans un tel contexte, puisque les ressources de l’ordinateur sont essentiellement utilisées à déplacer des objets dans un décor.
Ce que fait ressortir Internet au travers des cités virtuelles comme Palace ou encore des versions multi-utilisateur de jeux tels que Duke Nukem c’est que le contact humain est plus important que l’informatique. Les recherches évoquées plus haut feraient même sourire si elles ne faisaient pas apparaître de la part de leurs auteurs une étrange inversion des importances.. Le monde fascinant mais synthétique des ordinateurs a pour défaut d’enfermer ses passionnés dans un cocon abstrait qui peut induire une curieuse déformation des valeurs. Le fait de déguster une pizza en pixels dans Palace constituera toujours un piètre substitut pour celui dont le ventre crie famine. Et oui... les humains réels ont de terrestres besoins que leurs répliques virtuelles ne peuvent pas toujours contenter.
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